Léonie, 80 ans (Ré-illustré)
Retranscription
du 3 Février 2010 de Serge Le Vaillant
Déjà
entendu le 22 Octobre 2008
Quatre-vingt ans (On dit quatre-vingt-z-ans ou quatre-vingt-ans ?) Elle ne dort pas.
Quatre-vingt
ans (quatre-vingt-t-ans ?)
Le
docteur a dit que c’était normal. Plus on vieilli, et moins on a besoin de
sommeil. C’est ainsi. Y a pas à lutter ! Oui, n’empêche qu’elle aimerait bien
dormir. C’est pas trop pour le repos, elle n’est pas fatiguée, ceci expliquant
cela d’ailleurs ! Quatre-vingt ans, oui, c’est normal ! Enfin, ça l’ennuie
quand même de ne pas dormir, par pour le repos, je le redis, ce qui l’ennuie,
c’est pour le rêve.
C’est
bon le rêve, ah ! Oui, elle aime ça ! D’autant qu’elle n’est pas comme m’dame
Boulard, la voisine, qui elle ne se souvient jamais de ses rêves. Elle, elle a
cette chance, et elle aime le rêve ! Hier nuit, enfin… au petit matin quand
elle a réussi à dormir, elle s’est vue en rêve dans la jolie robe turquoise que
m’dame Troisdecq lui avait donné dans les années 70.
M’dame
Troisdecq avait eu la chance d’épouser Roger, Roger le notaire, Roger
Troisdecq, une des plus belles fortunes de la Surche !
Elle
montait quatre fois par an s’acheter de beaux habits et applaudir Luis Mariano
au Chatelet.
Elle a eu une belle vie m’dame Troisdecq, jusqu’à… jusqu’à l’accident ! Quelle misère ! Si elle n’était pas polie, elle dirait « Quelle connerie » Je le dis à sa place ! Ils avaient tout pour eux les Troisdecq, jusqu’à la plaque de verglas. M’dame Troisdecq mettait ses robes une ou deux fois et puis elle les donnait à ses amies. Léonie, c’est son prénom, Léonie était une des meilleures amies de m’dame Troisdecq, Ernestine Troisdecq. Elles étaient allées en classe ensemble chez mademoiselle Monsigny qui, elle aussi, a fait tant de bien autour d’elle !
La
robe bleue, la robe turquoise flottait au vent sur les bords du Souilly. Il
faisait beau dans le rêve, Ah ! Les années 70 ! Elle avait de nouveau autour
des 45 ans. Mon dieu ! A ce moment là, elle se trouvait déjà vieille, jusqu’à
fuir les miroirs, ouais! Elle refusait aussi qu’on la photographie. Elle se
trouvait trop grosse ! Oh ! Mon dieu, encore une fois, qu’elle était bête ! Si
on pouvait faire le chemin à l’envers, elle dirait à cette femme qu’elle a été
et bien qu’elle était pas si mal que ça, qu’elle aurait du profiter d’avantage
de la vie, plus sereinement en tout cas !
C’était
bien ce rêve en robe bleue ! Il faisait beau, il faisait chaud sur les bords du
Souilly ! Elle écartait les bras avec l’envie de s’envoler.
Quatre-vingt
printemps, quelle expérience !
Elle fredonne : « On n’a pas tous les jours
vingt-ans ! » Et puis elle retourne l’oreille pour trouver la fraicheur. «
Voulez-vous danser grand-mère ? » C’est encore autre-chose ça !
Le
lit est trop grand depuis la disparition de Paul.
Longtemps elle a préféré dormir dans le canapé, je veux dire juste après… ça a été difficile, ça a été pénible de regagner le lit, seule. Il a fallu que son gendre, Maurice, refasse les papiers peints, les peintures, qu’il efface en quelque sorte une présence qu’elle a aimée, qu’elle aime encore, qu’elle aime toujours, une présence qu’elle redoute un peu. Elle n’aimerait pas que Paul soit devenu un fantôme, enfin si, d’un sens, ça serait bien ! Qu’il ait une autre existence, et si possible heureux, mais enfin, il est là, dans son cœur. Oh ! Pourtant qu’est ce qu’ils se sont disputés, elle n’ose pas dire « engueulés », je le dis à sa place. Dans sa cinquantaine, il s’était mis dans la boisson. Elle n’a jamais bien compris pourquoi mais elle devait en supporter les conséquences. Elle s’en était ouverte à « Fernand Pharmacie », elle aurait eu trop honte d’en parler au médecin, à l’époque c’était un jeune médecin. « Fernand pharmacie » lui avait donné une poudre, une poudre qu’il fallait mettre dans les litrons d’pinard ! Mais Paul ne le sentait pas. Il ne sentait rien, mais après avoir bu un peu, il dégueulait tripes et boyaux ! Quand il a fait son ulcère, elle s’est sentie responsable ! Personne ! Personne à part Fernand, personne n’a jamais rien su. Elle ne dort pas.
Le
lit est trop grand, mais c’est bien aussi ! Elle peut s’étaler, se retourner,
laisser la lumière, faire un « prout ! » Du temps de Paul, elle se retenait !
Par respect ! Oh ! Pas seulement pour lui ! Par respect pour elle ! Respect !
Elle sourit, il lui en faut pas plus au cœur de la nuit, même si elle aimerait
dormir, puis rêver, rêver ! Retrouver la robe bleue. Parfois dans ses songes,
elle est aussi une enfant. Elle se retrouve enfant, elle voit son père, sa
mère, comme autrefois, particulièrement son papa. Ce serait bien de pouvoir
téléguider le rêve et de se retrouver à câliner Papa ! Elle a un pincement au
cœur, « Papa ! » Ah ! Qu’est ce qu’il était beau son père ! Fort ! Le plus beau
! Le plus fort, comme chante Linda Lemay. Son cœur saigne.
Voilà,
Voilà ! Voilà pourquoi elle voudrait dormir. Arrêter, cesser de ruminer toutes
ces idées que ne lui font pas que du bien et qui servent à rien ! Penser à
aller aux commissions demain !
Passer chez m’dame Boulard pour lui demander si elle n’a besoin de rien ! Elles boiront du café. M’dame Boulard le fait toujours trop amer, trop fort, elle qui a pourtant trop de tension artérielle… Elles bavarderont de tout, et surtout de rien, enfin, ça fera un moment, un moment qui passera !
Il
faut que Maurice, son gendre vienne aussi réparer une prise électrique dans la
cuisine. Elle l’aime pas beaucoup Maurice !
Il est trop gros ! Il est rouge ! Et puis il passe toujours chez elle, comme par hasard, au moment de l’apéritif ! Et comme il dit : « Il marche pas sur une seule jambe ! Et jamais plus haut que le bord Maman ! » Il l’appelle Maman… Elle l’aime pas ! Elle aime pas qu’il l’appelle Maman ! Oh ! C’est sûr, ça part d’un bon sentiment, mais… non ! Et puis il l’embrasse, il a les lèvres mouillées… Bon ! Il est gentil, il est bien serviable, mais pour sa fille, elle espérait quand même un autre parti qu’un fils Gandon !
Pour
Thérèse, sa fille, elle aurait préféré un destin, tiens! Proche de celui de
m’dame Troisdecq, l’épouse du notaire ! Bon, le même destin, la plaque de verglas
en moins ! Il est pas méchant Maurice ! Honnête, travailleur, mais gendarme,
franchement, y a pas quoi pavoiser ! Durant des années, ils ont été soumis aux
diverses mutations de monsieur, fallait suivre le képi, déménager, inscrire
Kimberley dans des écoles toujours différentes, AH ! Kimberley Ah ! Faut pas y
toucher ! Sa petite fille, Ah ! La, la, la, la ! Quelle merveille ! C’est
exactement elle quand elle était jeune fille ! Ah ! Kimberley ! Elle ira plus
loin que quatre-vingt ans, elle ! Oh ! Ben, y a tant de progrès aujourd’hui !
Non, et puis quatre-vingt, même aujourd’hui, c’est même plus vieux ! Alors,
dans soixante et quelques… C’est bien !
Et
puis d’un sens, y a aussi des problèmes, elle n’ose pas dire « des emmerdes »,
je le dis à sa place ! Ah ! Voir partir ceux qu’on aime, pour ça, c’est pas une
chance de prendre de l’âge ! Faudrait, comme un de ses rêves précédents,
faudrait embarquer tous sur un bateau, faire tout le voyage ensemble, en l’état
du bonheur parfait. Un grand paquebot turquoise, qui naviguerait sur le
Souilly.
Cette
année, elle n’ira pas au bal de la Sainte-Sournoise ! Oh ! Quand elle était
jeune, elle aimait danser ! Et puis avec le mariage, ça lui a passé. Des
réflexions de Paul, il avait besoin de fait des réflexions, puis… elle s’est
trouvée bloquée. Ah ! Lui dansait toujours ! Elle le regardait, hilare, dansant
avec d’autres, pauvre conne ! Lui disait « Tu me marches sur les pieds » Ouais!
… Une grande valse, une valse, il valsait en faisant toujours tourner trop vite
sa cavalière. Et elle, elle était prise de vertiges, il s’moquait d’elle, ça la
bloquait. Ouais, un bon tango, c’est beau aussi ! Ouais !
Non,
elle n’ira pas au bal de la Sainte-Sournoise ! Ca ne sert à rien ! Elle fera
tapisserie auprès de m’dame Boulard ! Non, autant rester à la maison ! Oh !
Pourtant elle aime bien, elle ne déteste pas regarder les plus jeunes !
Aujourd’hui elle regrette qu’on danse séparés, plus dans les bras, sans
tendresse.
Il
faudrait dormir, oui, c’est normal a dit le docteur, tu parles ! Elle retourne
encore l’oreiller pour trouver la fraicheur, l’odeur de la lavande. Elle met
des sachets dans l’armoire sous les draps et sous les taies d’oreiller. Qu’est
ce qu’il a fait le jeune docteur pour l’aider à dormir ? Rien ! Qu’est ce qu’y
fait ? Jeune crétin ! Oh ! Il doit avoir un bon bagage mais, Ah ! Elle l’aime
pas ce jeune docteur ! Il lui interdit de plus en plus de choses. Faut pas
manger ceci, faut pas manger cela… Idiot va ! Elle ne l’a pas attendu, elle n’a
pas attendu ses conseils pour arriver jusqu’à quatre-vingt piges ! Quatre-vingt
piges… Ouais! Dormir, mais ça ne vient pas. Ahh ! Ni le rêve, la robe bleue,
Papa, Maman, la grande horloge, Léonie avant qu’elle ne devienne m’dame
Troisdecq, Paul, la première valse, ses yeux bleus… Ah ! Les yeux bleus de Paul
!
Elle
est seule dans le grand lit trop grand. Elle écarte les bras. Paul, il était
lourd quand il venait sur elle, mais c’était bon, c’était doux, ah ! Pas quand
il était saoul, ça c’est arrivé deux ou trois fois, et elle a eu tort de
l’accepter. Elle le croyait câlin, amoureux, bah ! C’était nul ! Non elle ne
veut se souvenir que des moments où c’était bien ! Quand il la regardait avec
ses beaux yeux bleus profond, Ah ! Le sourire de Paul ! Elle l’attrapait par
les épaules, elle lui souriait ! Il descendait vers son ventre pour l’embrasser
partout. Elle était toujours surprise, elle trouvait pas ça normal. Mais…
c’était bon !
Ou
est-il Paul ? Aujourd’hui ?
Pas ici, pas cette nuit ! Et pourtant ce serait bien qu’il soit là ! Ah ! Elle se fait du soucis ! Du soucis surtout pour sa petite fille, Kimberley, euh ! A chaque fois qu’on ouvre le journal, à chaque fois qu’on allume la radio, on entend de telles choses ! Ouais, elle se fait du soucis pour sa petite fille, comme pour tous les jeunes gens en général !
Quatre-vingt-z-ans,
Quatre-vingt-ans, quatre-vingt printemps, quatre-vingt piges, si elle s’était
doutée que ça irait si loin ! Et pourtant, à y bien réfléchir, elle n’a pas
changé, dans sa tête, dans son cœur marqué pourtant par les épreuves, non ! Non
! Rien n’a changé ! Toujours prête à faire des bêtises, à en dire, sauf qu’elle
n’a jamais osé ! Pourquoi ? Ouais, quatre-vingt piges !
Et
ce n’est pas fini ! Parce que, hé ! Hé ! Avec sa pile… hé ! Hé !
Le
jeune médecin qui lui interdit de plus en plus de choses, dit qu’elle va faire
une centenaire ! Hi ! Hi ! Ahhh ! Si elle n’est pas une charge pour les siens,
pourquoi pas ?
Quatre-vingt
balais, elle verra Kimberley dans ses quarante ans. Elle lui donnera tout,
notamment la robe de madame Troisdecq : La belle robe bleu turquoise !
Pas dormir, elle pense à son père, son Papa ! Qui lui manque ! Y a plein de choses qui lui manquent, Y a plein d’être, a quatre-vingt balais !
Une
centenaire, Kimberley, qui lui fera aussi des petits-enfants, pardon des
arrière-petits-enfants ! Une autre aventure, qui est la réalité, pas le rêve,
et continuer à marcher, à petits pas, vers le bonheur !