Vingt-sept ans de ma vie aux abattoirs Michalon !
Retranscription du 20 Janvier 2010 de Serge Le Vaillant 52 ans. 52 ans ! Pas pourri ! Comme je dis toujours aux copains du petit bar de l’Escale, en haut de la côte du Paradis ! Des copains qui me le confirment que je suis pas pourri ! Puisque ce sont des copains ! 52 ans et me voila au chômage ! Qu’est ce qu’il s’est passé ? On n’le saura jamais ! Y a une jeune femme qu’est arrivée de Paris, en tailleur, on nous l’a présentée comme une représentante du groupe ! Du groupe ? Ah ! J’aime bien ça comme mot ! Le groupe ! Groupe ! A chaque fois, je pense à Jean Lefebvre dans la septième compagnie ! « Rester groupir ! » Hé oui ! On a la culture qu’on peut ! Et puis je le redis, c’est un réflexe instinctif ! Pas la résultante d’un processus de raisonnement à voix basse ! Je sais même plus comment elle s’appelle, la jeune femme en tailleur ! La trentaine, tout sourire, dents dehors, des lunettes à la Nana Mouskouri ! Oui… Je sais ! On a la culture… Bon ! Quand elle arrive, le patron, notre patron… Jean-Marie Michalon ! J2M du Tarn et Saône ! Jean-Marie Michalon… Ouais… Fils héritier du fondateur, son père, René Michalon ! Ah ! René Michalon, c’était autre chose ! Toujours le premier arrivé à la boite, toujours le dernier parti ! Connaissant tous les employés par leur prénom ! Ne cachant rien à personne ! Prenant des cuites mesurées avec son comptable et avec le délégué syndical deux-trois fois l’an ! Ca s’appelait de la communication d’entreprise ! Bref, un humain ! Son fils ? Ah ! Ah ! Ah ! Son fils… On le voit jamais ! Même pour certaines remises de médailles du travail ou de départs en retraite ! C’est sa belle sœur, Simone Rebut, qu’a pas inventé la machine à tartiner les biscottes, c’est Simone qui le représente pour faire les discours ! Discours écrit par son mari, prof d’histoire-géo, il est vrai ! On nous prend vraiment pour des buses, pour des truffes ! Vous en faites pas ! On dit rien, mais… Pour le pot organisé pour l’arrivée de la jeune femme en tailleur, il était quand-même là le fils héritier Jean-Marie Michalon ! J2M du Tarn et Saône ! Bronzé à souhait… Par les temps qui courent… Il nous l’a présentée donc, comme représentante du groupe ! « Rester groupir ! » Désolé ! Je ne peux pas m’en empêcher ! Mais, on fond, qu’est ce que c’est que ce groupe ? On sait pas ! Personne, d’ailleurs, pose la question ! Ca doit être trop compliqué de nous expliquer ! Ca doit être d’autres gens bronzés, des gens qui passent leur vie entière à se préoccuper de notre sort, nous autres les prolos, les pue-la-sueur ! A nous inventer des facilités pour avoir des existences meilleures ! Tiens ! C’est ça justement qu’elle nous explique, la jeune femme en tailleur ! Tout sourire ! Elle vient de débarquer, elle dit : « Ah ! Belle région ! » Ah ! Mais tout le monde y l’est beau, tout le monde il est gentil ! Elle va passer, elle en est sûre, deux jours merveilleux en notre compagnie ! Voir nos conditions de travail, les améliorer, et levons nos verres ! Et porte-le au frontibus, au nasibus… Deux jours plus tard, deux jours plus tard, six licenciements ! Six ! Six ! Avec Bouboule, Germain Boulard, qu’est de la charrette lui-aussi, on a fait le compte ! Six ! Six licenciements ! Six mecs ! Quatorze enfants ! Quatre épouses au foyer ! Deux qui travaillent à SuperInterHyper ! Une à la caisse, l’autre à l’entretien, c'est-à-dire au ménage, serpillère ! Sans compter la belle-mère à charge pour les Drouin ! J’vais pas vous faire pleurer, ça s’appelle le progrès notoirement social ! 25 personnes sur le tapis ! 25 personnes pour deux actifs ! Enfin… Deux actives ! Ah ! On va pas se retrouver démunis de tout ! On est protégés, on va nous assister ! On va nous dédommager ! Et ! Hein ! Hein ! J’ai encore combien d’années à cotiser avant la retraite ? Non ! On ne sera pas jetés à la rue ! Enfin… Pas tout de suite ! On va juste oublier quelques projets ! Tiens ! Par exemple, il va être content Pedro maçonnerie, que je décommande les réparations ! Et puis on poussera la bagnole un peu plus loin ! Peut-être même jusqu’au bout ! On roulera moins ! On fera tout moins ! Tout ! Remarquez… Ca devenait chose habituelle ! On va juste augmenter la dose ! Avant, ça glissait doucement ! On disait : « Pouvoir d’achat ! » Hé ! Hé ! Pouvoir d’achat… Y a pouvoir… Et pouvoir ! Avec les gens bronzés qui ne cessent de nous répéter qu’il faut faire attention ! Que c’est pas facile ! Que c’est pour ça que les salaires sont gelés ! Hein ? Aucune augmentation en vue ! Ni en bas, ni en haut ! Ouais ! C’est un sale coup ! J’vais pas vous dire que je le sentais venir ! Mais, dès que je l’ai vue l’autre drôlesse, la délicate en tailleur, j’ai eu un mauvais pressentiment ! Tiens ! Ben, c’est peut-être une idée ! J’devrais peut-être me reconvertir dans la voyance ! Ouvrir un salon ! Quand, durant sa visite des ateliers au pas de chasseur elle s’est approchée de moi, j’ai pas été très aimable ! J’ai eu tort a posteriori ! Faut dire que j’avais à faire aussi ! Le boulot manque pas à l’atelier ! C’est peut-être pour ça que je me suis fait virer ! Le boulot manque pas ! C’est drôle de dire ça ! Hein ? J’me suis fait virer parce que le boulot manquait pas ! Ah ! Ah ! Elle, en tailleur, elle me dit avec son petit chapeau en plastique, vous voyez ? Les politiques qui visitent les usines, ils ont ça sur la tête ! Elle me dit, tout sourire : « Vous pourriez m’expliquer quel est votre travail ? » « Ah ! Bon ? » Que je pense en moi-même. J’croyais que c’était une experte déléguée par le groupe ? « Rester groupir ! » Elle ponctue sa question d’un : « Vous êtes monsieur ? Monsieur… » Moi je réponds : « J’suis madame Pilorget ! Lucienne ! Huhu ! » Quand j’ai vu que personne se marrait, j’ai pas insisté ! « Ma fonction m’dame ? » « Mademoiselle ! » Avec la tête d’une qui dit : « Vous seriez pas de Liège par hasard ? » « Ma fonction ? Ben… J’fais du fromage de tête ! Mademoiselle ! » Bon… Toute experte qu’elle est, j’lui explique comment : « On fait bouillir les têtes de porc cinq minutes dans des grosses marmites, qu’après, j’les extrais, puis je les frotte, au citron, et puis, ça retourne dans un court-bouillon avec de l’alcool de prune ou de l’élixir des goitreux, et puis… J’les désosse au couteau, ça peut pas se faire à la machine ! J’coupe les oreilles en fines lanières ! … » Elle me coupe ! Elle me coupe net ! La tête d’une qui dit : « Passez moi un seau j’ai la nausée ! » C’est le contremaitre, cette barrique à deux pattes de Roger Gandon, une gueule à fioul, qui me somme de mettre un terme à mes explications ! Y me vouvoie en plus ! Ce conseiller municipal de centre démocrate de droite, tendance trotkiste ! Troskiste ? Trotskiste ! Il a oublié que s’il avait été à jeun pour le porter sur les fonds baptismaux, il aurait été le parrain de mon cadet ! Ah ! J’en suis resté comme deux ronds de flan ! Comme disait Jean-Paul Sartre ! Et puis, je les ai regardés partir, la jeune femme en tailleur disait en se pinçant le nez : « Ah ! Quelle horreur ! Si le groupe savait ça ! D’ailleurs, c’est inutile de leur en parler ! Du fromage de tête ? Du fromage ? Ahhh ! Quel gras ! Des têtes ? La commission européenne ne peut qu’interdire une chose pareille ! » Vingt-sept ans de ma vie aux abattoirs Michalon ! « Mon pauvre Lucien ! » Qu’il m’a dit le comptable ! J’ai dit : « Mais… Et si je pars ? Qu’est ce qu’on va en faire des têtes maintenant ? Hein ? De la rillette ‘light’ ? De la saucisse de Francfort allégée ? Hein ? C’est trop gras ! C’est trop gras pour les chats et pour les chiens ! Vous risquez d’avoir la SPA aux fesses ! Qu’est ce qu’on va en faire des têtes si vous me virez ? Oh ! On arrivera bien à nous les fourguer, écrit en tout petit sur la mention ‘ingrédients’ du paquet ! Peut-être même de pâtisseries ! » Vingt-sept ans de bons et loyaux services ! Jamais un retard ! Jamais une absence ! Des 40° de fièvre, du verglas sur la route… Bon con ! Le boulot, le boulot, le boulot ! Le boulot ! On a beau se dire, les cimetières sont remplis de gens irremplaçables ! Du boulot ! J’ai été élevé comme ça ! Qu’est ce que vous voulez ? C’est curieux ! Hein ? Tant que je les désossais, j’y pensais pas, maintenant, j’en cauchemarde souvent ! Des têtes de cochons, des têtes de verrats, des têtes de truies, j’en vois au plafond de la chambre ! Ah ! Faut que je me ressaisisse ! D’abord, faut que je retrouve fissa un autre emploi ! Et faut d’abord que je refasse mon cv ! Qu’elle me dit Patricia, mon épouse ! Alors, je pique une page dans un cahier de mon cadet ! Un cahier de classe ! J’trouve un coin de la table de la cuisine, où je risque pas de faire des tâches de gras, et j’écris : « Pilorget Lucien Né le 31 Février 1955 à Plourhinec-Kermaleur, Tarn-et-Saône » J’tire la langue ! J’ai pas écrit autant depuis… Depuis quand tiens ? « Alors ? Ca avance ton cv ? » Peut-être au décès de tonton Robert ! J’ai du écrire une… Un mot à tata Paulette par politesse ! J’sais plus ! « 1m80 96… Non ! 92 ! 92 kilos ! Ca fera meilleur genre ! Fils de Robert Pilorget, équarisseur et de Gisèle Suzanne Pilorget, née Voignard, retourneuse de peaux de lapins, tous employés aux établissements Michalon, sis au Chatelet sur Souilly, Tarn-et-Saône. Profession : Sans profession. » Ben oui ! Sans profession ! Ah ! Ah ! « Autrefois ouvrier spécialisé en désosserie aux établissements pré-cités de 80 à 2007. Motif de licenciement : Poste dangereux pour la santé notoire de ses concitoyens. Autre expérience professionnelle ? » Je tire la langue ! J’essaie de me remémorer ! J’en sue ! Et ce que je vais me rappeler de tout ? « J’ai été garçon de ferme bénévole, animateur de colonie de vacances… » Ah ! Ben… Ca, j’y retournerais bien si y avait un poste ! « Serveur mondain à la pension Drouin, maison de confiance fondée en 1943, soldat de première classe au 21eme régiment de chasseurs, en RFA, pendant un an ! » Ah ! Ah ! Tiens ! S’il fallait repartir ? Se fader les bandes molletières ? On les mettrait ! Hein ? Mais on les mettrait tous ! J’parle pas que de moi ! Vous qui m’écoutez ! On les mettrait les bandes molletières pour partir à la guerre ! On les mettrait ! On partirait ! Comme les autres ! Oh ! On n’en penserait pas moins ! On se dirait « Quelle connerie la guerre ! » MAIS ON IRAIT ! PUISQU’ON NOUS DIRAIT D’Y ALLER ! Et comme on fait rien pour changer, rien pour changer les choses, depuis toujours ! Le moyen-âge, Crécy, Azincourt, on en a pris plein la gueule ! Daladier, de retour de Munich ? On l’acclame ! Lui, il croyait qu’on allait le lyncher ! Il l’écrira ! Il pensait… Il l’écrira plus tard ! Il disait : « Ah ! Les cons ! » On prend la Bastille ? Anecdotique ! On chante la Marseillaise ! Hu ! Hu ! Hu ! On chante la Marseillaise ! Ouais ! Dans les stades de football ! Et de rugby ! Le pouvoir ? C’est toujours dans un palais ! Le palais de l’Elysée ! Quoi d’autre ? J’ai perdu mon boulot, j’ai refait mon cv j’sais plus combien de fois, parce qu’il y avait des traces de maquereau au vin blanc, parce que les gosses faisaient leurs devoirs en lisant des mangas, parce que Patricia, ma meuf, imaginait que je pouvais salir son rôti de veau, y se rendent pas compte ! J’ai plus de boulot ! Faut que je trouve quelque chose pour leur payer le portable, la télé, l’internet, le piercing, le tatoo… Bref, l’essentiel de ce qui fait la vie aujourd’hui ! J’sais pas pourquoi, c’est peut-être du à mon élevage ? J’peux pas dire mon éducation vu mes parents ! Mais quoi qu’il arrive, faut que j’entre dans la mêlée, que j’me retrousse les manches ! J’peux pas rester à rien faire ! J’peux pas me sentir assisté ! Ah ! Les enfoirés ! Le balai, la poubelle, les têtes de porcs, tiens ! Même réalisateur de radio de nuit ! J’pourrais faire ça ! Prêt à tout ! Pour gagner ma graine ! Enfin… Surtout celle des autres ! Pauvre crétin ! Comme le vrai monde ! Tiens ! Chabal ! Amenez le moi ! Ouais ! Ce crétin ! J’me le bouffe ! C’est pas difficile hein ? S’il s’agit de nourrir mes gosses ! Des têtes de cochons au plafond, et l’autre experte en tailleur, j’la désosse pareil ! Qu’on ne me parle plus jamais de cohésion sociale ! Et puis ce soir, j’me suis suicidé ! Oui ! J’me suis suicidé ! J’ai jeté la télé par la fenêtre ! Ouais ! C’est imbécile, mais ça soulage ! Et c’est pas dit, que grâce à ça, j’reparte pas vers une vie meilleure !