Solange ! Il est arrivé un grand malheur !

1 novembre 2009

(Retranscrit de l'émission sous les étoiles exactement du 20 octobre 2009 de Serge Le Vaillant)

Voilà l’affaire ! Elle est d’importance ! Vous vous doutez bien ! Elle était dans sa cuisine, Solange. Solange Boulard comme de bien entendu !

Elle était en train de préparer une salade de tomates ! Oh ! Pas compliquée ! Vu que c’était seulement pour elle et pour Jacky. Si y avait eu des invités, elle aurait pelé les tomates comme m’dame Gandon la voisine lui a expliqué, lui a montré ! Les mettre une minute dans l’eau bouillante, placer les tomates ensuite dans un saladier d’eau froide pour stopper la cuisson, quelques échalotes émincées, du basilic pas trop haché fin sinon les aromes s’en vont dans les airs… Non ! Là, c’était une salade de tomates rien que pour Jacky et pour elle !

Alors : Juste retirer le trognon, couper en petits bouts, des rondelles d’oignon par-dessus pour faire bien, un peu de vinaigrette qu’elle fait à la moutarde de Dunkerque !

Une salade de tomate juste pour elle et pour Jacky, avec un restant de paupiettes qu’étaient déjà à réchauffer, pépères, tranquilles ! Midi moins le quart, par-là ! Je dis par-là parce que la pendule de la cuisine déconne depuis quelques semaines ! Allez ! On va dire midi moins le quart ! Et v’là la chienne qui dégage de son panier en aboyant. Alors, Solange elle s’dit : « Ben tiens ! V’là mon Jacky ! »

Mais, la chienne aboyait pas comme d’habitude ! Alors, Solange regarde par la fenêtre, vu qu’elle donne sur le jardin de devant qu’est paysager, avec des petits sapins japonais et une rocaille avec des plantes grasses, le tout sur une pelouse bien pelée, rapport aux va-et-vient incessants de la chienne ! C’était pas Jacky qu’arrivait ! C’était Fernand Desmaz !

Cui-là dont le père était coiffeur-fromager dans le temps, à Boursault-neuf-Moutiers ! Elle l’aime pas beaucoup Fernand ! Parce qu’un jour, il a montré son bazar aux filles de l’école communale ! Elle en était ! Elle était môme de ce temps-là ! Bon… Depuis, le Fernand, il est bien marié ! Ah ! Bien marié ! Avec Colette Troisdecq ! Trois enfants, une bonne place aux messageries Dumont ! Mais alors, toujours des blagues ! Des histoires cochonnes à raconter ! Avec une mine déplaisante au possible ! Fernand, à midi moins le quart, elle a pensé qu’y venait voir Jacky ! Et en profiter comme de juste et sans se vanter pour prendre l’apéro ! Elle a pensé aussi qu’y avait plus que deux paupiettes ! Et qu’elles allaient cramer si Fernand s’éternisait ! Enfin… Par chance, il avait l’air pressé puisqu’il traversait le jardin paysager, oui ! Devant, c’est paysager ! J’l’ai déjà dit ! Mais derrière, c’est du potager ! Y traversait le jardin en courant ! Ouais ! Enfin… En courant… Comme peuvent le permettre les crocs, et puis l’âge allant, et puis la chienne dans les pattes!

Le temps qu’il entre le Fernand, qu’il gueule :

« Solange ! » Cette dernière avait déjà servi sur un coin de la toile cirée un duralex d’élixir des goitreux !

« Solange ! »

« Ben entrez ! Entrez Fernand ! Mais retirez pas vos Crocs ! J’ferais le ménage en grand demain ! » Oh ! Ma pauvre, s’il ne s’agissait que de cela ! « Alors Fernand ! Quel bon vent vous amène ? » Quel bon vent vous amène… Elle n’aurait pas du dire cela ! Ca a coupé l’autre dans son élan ! Il allait… Il a eu besoin de s’asseoir ! Il a eu besoin d’une gorgée d’élixir des goitreux.

« Et comment va donc Colette ? » Il l’a coupée nette en posant sa main sur la sienne. Ah ! Elle aime pas beaucoup ce genre là ! Elle aime pas beaucoup se faire toucher ! Depuis leurs épousailles en 71, le 31 Février 71, y a que Jacky, son Jacky qu’a eu le droit de la toucher ! C’est son honneur, qu’elle a pour elle ! Elle s’est reculée vivement, et l’autre, le Fernand a alors lâché :

« Solange ! Il est arrivé un grand malheur ! »

Dans sa gène, dans son trouble d’avoir été touchée, Solange a mal compris. Elle a compris qu’il allait arriver un malheur ! Damme ! Un malheur avec Fernand Desmaz ? Un grand malheur, certes ! Alors que Jacky risque de débarquer d’une minute à l’autre et que la vinaigrette n’est pas encore faite ! Elle lui a tourné le dos à ce malotru ! Elle a pris un bol dans un placard, elle a pris le sel, le poivre, elle a senti dans son dos qu’il se levait, qu’il s’approchait ! Solange s’est retournée vivement !

« Ah! Damme! Fernand, tu vas arrêter tes bêtises maintenant ! » Sidérée, elle l’a entendu hausser le ton ! Chez elle ! Il a répété :

« Solange ! Il est arrivé un accident ! Jacky est sous un camion ! »

Dans ces moments là, j’vous jure, alors que le sol se dérobe sous vos pieds, ça carbure en grand sous le scalp !

« Hu ! Solange ! Faut venir de suite ! Jacky est sous un camion, il est encore lucide ! Hé ! S’il y a des choses à lui raconter, c’est le moment ou jamais ! »

Le temps de prendre un paletot, une popeline, de rappeler la chienne pour qu’elle revienne à la maison, pensez-vous ! La chienne ! En train de batifoler dans les rangs d’oignons, croyant que son patron va arriver, pensez ! Midi ! Elle a l’habitude ! La chienne, c’est qu’elle l’aime son patron !

« C’est ça ! Fais ta fofolle ! C’est le moment de jouer ! Abrutie ! »

Une fois la chienne enfermée, c’est une fois arrivée à la grille que Solange s’est aperçue qu’elle avait pas éteint le feu sous les paupiettes ! Faux départ !

Bien maligne de faire cramer les paupiettes ! Et la baraque qu’aurait pu cramer aussi peut-être ! C’est bien le moment ! Bien le moment ! Elle a éteint le feu, elle a rejoint Fernand et y sont partis ensemble, c’est à dire qu’elle est montée en amazone à l’arrière de la mobylette, sans casque, bien confortable ! Néanmoins, ma foi, grâce aux sacoches, qui font la place plus large, au bas de la côte du Paradis, avant de l’attaquer, Fernand, bien grave malgré tout a prié Solange de l’excuser parce qu’il allait devoir pédaler pour grimper la côte ! Et en danseuse ! Et qu’il voulait pas paraître indélicat en dandinant des fesses dans son nez ! Au sommet de la côte, là où se trouve le petit bar de l’Escale, vous vous souvenez ? Il y eu bien quelques ricanements devant le passage de cet équipage insolite chez les fumeurs qui sont obligés d’aller dehors comme des peigne-culs !

A attraper la crève et parce que les gens sont méchants ! Mais après, c’est du faux-plat jusqu’aux messageries Dumont !

Qu’est ce qu’y s’était passé ? On ne le saura jamais ! Jacky! Jacky Boulard! Du prénom de jeune-fille de son père! 42 ans ! Méconnaissable, et effectivement sous un camion ! Et pas du petit ! Du semi ! D’homme ! Ma pauvre ! Comme on dit en Tarn-et-Saône : « Abominab’ ! Méconnaissab’ ! » Au point que Solange demandait à qui voulait bien l’entendre :

« Mais qu’est ce qui me prouve que c’est bien Jacky ? »

Y avait un peu de monde autour de l’accidenté, de l’incidenté : Quelques employés des messageries Dumont, parmi ceux qui avaient pu se libérer, parmi ceux qui peuvent toujours se libérer ! De la secrétaire, pas même de direction ! Qui élève des poissons rouges sur son bureau et qui entretient de la plante verte ! Du sous-comptable adjoint capable de poireauter trois demi-journées au comité d’entreprise afin d’obtenir des billets de réduction de 7,3% pour un concert de Frédéric François ! Du directeur des ressources humaines, toujours un verre dans la poche du veston, pour les pots de départ en retraite, les pâques, les bons vœux du président, la quête pour un incidenté, la Sainte-Hypocrite, la nomination du fils du président à la présidence, des fils de chefs de services engagés à prix d’or pour un emploi fictif par procuration notoire, de la fille qui fait des heures supplémentaires le week-end avec le patron, bref, y avait quand même un peu foule autour du bahut !

Y avait aussi, et par chance, en attendant le médecin, dont la caserne n’est pas à coté, puisque à Bazoges-sur-Surche, les pompiers ont aussi leur cabinet, mais faut appeler à Boursault-neuf-Moutiers ! Y avait aussi et par chance Joël Montsigny ! Qu’a été scout ! Et, on peut dire ce qu’on pourra, mais les gamins, les drôles qui sont assidus deviennent débrouillards dans la vie ! La preuve, il avait déjà glissé deux cales près de Jacky pour lui soulager les obliques ! Qu’est ce qu’y s’était passé ? On ne le saura jamais ! Y serait… Y serait passé une tête sous le bahut pour vérifier un amortisseur quand le frein à main aurait lâché jusqu’à ce que la roue avant-gauche… Ah ! Faut voir le bestiau ! Ouais ! Faut voir le bestiau ! Jusqu’à lui venir sous la sangle abdominale, et vienne reposer au-dessus des hanches, installée confortablement dans le berceau du bassin ! Il était là sous le camion depuis combien de temps le Jacky ? Oh ! Bien 20 minutes ! Les abdominaux contractés au maximum, respiration bloquée, la tête comme une citrouille à la limite de l’explosion, et personne, personne pour prendre la responsabilité d’aller au volant pour le dégager de là ! Parce qu’aller au volant, monter dans la cabine, ça voulait dire du poids en plus ! Et pourtant, il s’agissait simplement pour le libérer d’avancer ou de reculer d’un petit mètre !

Solange s’est agenouillée près de son homme, en tentant tant bien que mal de contenir son émotion, parce que c’est connu ! C’est un phénomène notoire ! Trahir son émotion auprès d’un agonisant, mais… Ca le fait partir encore plus vite ! Ca peut être fatal à un gars, en l’occurrence qui a une roue de camion et… Un camion sur le bide ! Tiens, elle savait même pas si ça lui faisait plaisir à Jacky de la revoir ! Lui, il était cramoisi ! Des joues de crapaud buffle ! Les yeux en grain de café ! Et puis de râles ma pauvre ! Des râles timides, sans trop lâcher d’air ! Mais tout de même ! Des râles inquiétants ! Ah ! On était propres ! Pendant ce temps, le petit Joël Montsigny, qu’a été scout, et qu’a fait son service militaire dans la BIF, creusait avec ses mains, ses pauvres mains, la terre du parking autour des flancs de Jacky afin de l’extraire de sa condition ! Malgré les exhortations des payés à pas grand-chose qui lui prédisaient les tribunaux parce que si ça se passe mal en cas d’accident, mais la famille peut porter plainte ! Et si ça se passe bien, aucune reconnaissance ! Pas même un petit billet, une petite pièce en remerciement ! Des vœux à la nouvelle année et un bocal de racloutes ! Non ! Non ! Non ! Mais les gens sont des chiens ! Les gens sont méchants ! Sont ingrats !

Et c’est pourtant ainsi que le petit Joël Montsigny a pu extraire le Jacky ! Après avoir creusé de ses mains, pauvres mains sur bien 60-65 centimètres ! Et en tirant l’infortuné par les bras, malgré ses aisselles en sueur ! « Chacun son sien ! » Qu’il a lancé à Fernand Desmaz. Et y ont tiré tous les deux. Les pompiers sont arrivés deux minutes plus tard, en même temps que le chroniqueur local du journal « Le Tarn-et-Saône libéré » ! Ils n’ont plus eu qu’à l’emmener. Bon… aux dernières nouvelles, paraitrait qu’y aura des séquelles ! Rapport au diaphragme qu’en aurait pris un coup ! On n’est pas près de l’entendre chanter « Violettes impériales » à la fin des banquets notre Boulard !

Pour le reste, Fernand Desmaz a raccompagné Solange. Ils ont déjeuné ensemble, y avait deux paupiettes ! Ben j’vous l’ai déjà dit ! Puis une petite salade de tomates vinaigrette ! Pensez… Si elle avait dans l’idée de faire de la grand cuisine ce jour-là !