Du monde joli et propre!

(Retranscrit de l'émission sous les étoiles exactement du 10 Septembre 2008 de Serge Le Vaillant)

Toute la semaine, je suis sur la route. J’déteste pas. Je vais vous expliquer ça si vous avez un petit moment et si vous me promettez d’être sages !

J’me nomme Lucien. Oui, Lulu, comme de juste ! Boulard ! Comme de bien entendu ! J’ai 38 ans. Enfin… J’suis plus près des 39 que des 38, vu que mon anniversaire est en Janvier !

C’est intéressant non ?

Quand j’étais môme, j’voulais être pilote de Mirage, d’avion de chasse militaire, à cause des chevaliers du ciel ! J’avais pas bien compris à l’époque qu’il fallait faire l’armée. Dès que j’ai su ça, dès que j’ai compris, j’ai abandonné l’idée et j’ai pas su me reconvertir.

J’suis allé jusqu’au bac, en touriste, et puis, ça ne m’enchantait pas d’aller en faculté du coté de Massy-Palaiseau ou de Bazoges-sur-Surche pour devenir vigile. J’étais tranquille chez mes parents, vu que j’étais, d’un sens, comme un fils unique puisque ma grande sœur Thérèse, la bien prénommée, s’est retrouvée très vite en ménage avec Marco Gandon !

Alors, celui-là, je l’aime pas ! Je l’ai jamais aimé ! N’y voyez pas un quelconque problème d’ordre psychanalytique, j’suis pas jaloux ! Marco ! Un type branché au point de se laisser pousser les dreadlocks en Tarn-et-Saône, pour faire son intéressant. Moi, j’dis que ça manque de personnalité ! En plus, de plus, la drogue suit pour que la panoplie soit complète ! Il fumait ! Il était enfumé ! C’était même notoire qu’il en vendait dans ses jeunes années, coupée avec du thé, et parfumé à l’encens ! C’était complet ! Enfin… J’l’ai jamais vu faire, mais, ça se disait !

Effectivement, ça ne m’a guère enchanté que Thérèse, ma frangine, se mette à la colle avec un drogué ! En ce domaine, on se doute comment ça commence, la fumette, mais on sait jamais comment ça peut évoluer et finir ! Oh ! Bien sûr, je n’avais pas à juger ! Evidemment que je n’en ai rien dit non plus à mes parents qui avaient bien assez de soucis par ailleurs, notamment avec leurs propres parents, dont pépé Maurice qui avait les ongles incarnés !

J’aurais raconté à mon père que le copain de Thérèse se droguait, le vieux, il faisait ni une ni deux ! Il le tuait ! Au mieux, il le pendait par les pouces avec des cordes à piano !

Ah ! Il est comme ça le père ! C’est un homme d’action ! J’ai rien dit ! J’aime pas les histoires qui tournent au vinaigre ! Pas mes oignons, pour rester dans le domaine gastronomique !

Tiens ! Il paraissait que le beauf, il faisait pousser des plantes ! Des plantes de marie-jeanne dans sa cave sous des lampes d’aquarium !

Il paraissait ! J’aurais pu le dénoncer courageusement et anonymement aux flics, mais il paraît qu’ils les mettent plus en tôle pour ça ! Quelle époque !

Moi, j’suis devenu représentant. Deux ans après le bac. Ca veut pas dire bac + 2 ! En fait, après le bac, j’ai pris deux ans de vacances ! Formidables ! S’il n’y avait pas eu le conflit perpétuel avec mon père !

Dès le lever du lit, à peine installé devant le petit-déj’, il commençait sa litanie !

- « Feignasse ! »

- « Bon-à-rien ! »

- « Bon-à-nib’ ! »

- « Bon-à-lape ! »

- « Parasite ! »

- « Quand est-ce que tu vas te retrousser les manches et trouver du boulot ? »

- « Et puis vas chez le coiffeur ! Dégueulasse ! »

- « Où t’étais encore à traîner hier soir ? »

- « Ah ! Ca ! Pour picoler des bières avec les copains, ça ! Y a du monde ! Ah ! Bah ! Monsieur se pose-là ! »

Il arrêtait pas ! Deux ou trois fois, on a failli en arriver aux mains ! Heureusement, môman était là ! Deux ans après le bac, tonton Michel, du coté de ma mère, tonton Michel m’a fait entrer chez Vitoline.

J’devrais lui en être reconnaissant ! J’le suis d’ailleurs, mais seulement en partie ! Tonton Michel… J’ai jamais eu de sympathie pour c’t’enflé là, qui, à ce qu’on raconte, à voix-basse, dans l’oreille, a essayé d’abuser de sa fille. C’est un de mes cousins du coté paternel qui me l’a confié un jour ! Saloperie ! Les années durant lesquelles j’ai pu le côtoyer chez Vitoline, j’évitais au maximum de le croiser, alors que lui, bien sûr, attendait quelques signes de remerciement ! « Le p’tit, il est là grâce à moi ! »

Des remerciements, j’t’en fiche ! Une ordure pareille !

Représentant chez Vitoline ! D’ici deux ans, vu mon ancienneté et mon chiffre d’affaire, je devrais succéder au père Troisdecq qui va partir en retraite. Je serai alors basé à la fabrique, dans les bureaux commerciaux. J’serai aux trente-cinq heures et bien souvent moins, car… On s’arrange !

Est-ce que la route va me manquer ? J’me le demande souvent ! Pour l’instant, j’en sais rien ! Ce que je sais, c’est que mon salaire s’en trouvera amélioré. Bien sûr, je ne gagnerai pas tout de suite autant que le père Troisdecq, qui pourtant n’en écosse pas lourd ! Lui, sa spécialité, c’est de brasser de l’air ! Deux ans de la retraite, il couterait trop cher en indemnités si on le virait ! Pourtant, si la direction le voulait bien, y a de la faute professionnelle partout ! Des journées devant l’ordinateur, mais connecté sur des sites de jeux de cartes, ou des sites cochons ! A ce qu’il semblerait, selon Madeleine, une des secrétaires ! Et puis y a le téléphone, pendant des heures, pour causer à sa fille et à ses petits-enfants. Sa fille chérie dont le mari est gendarme à Tahiti. Une bonne place ! Lui-aussi !

Représentant chez Vitoline, l’eau minérale.

Responsable des quatre départements du grand-ouest ! Oh ! La Bretagne, je peux la traverser de long-en-large, par les sentiers, la nuit, les yeux fermés. Au début c’était pas facile de leur refourguer de la flotte à ces ceuss’-là ! Il a fallu batailler ! Trinquer avec eux, mais les verres remplis d’autre chose, pour les amadouer ! Et puis y a eu, dieu-merci, alléluia, la pollution qui s’est faite toujours plus insistante, enfin…

Plus voyante, tandis que les écolos se préoccupaient des zones de nidification par haute température de la mouette glaireuse à pas variable !

Ouais ! J’me suis retrouvé à arroser des bleds entiers qui ne pouvaient plus boire au robinet ni laver les gosses à l’eau courante ! J’ai pas mal réussi ! J’avais un concurrent pourtant ! VRP chez Périloise ! Périloise… Une saloperie qui sent l’eau de Javel ! Et lui, le représentant de chez Périloise, un alcolo, même pas mondain, qui trafiquait les notes de frais !

Comme j’ai dit à mes clients : Comment faire confiance à ce genre de mec ? Et puis, son patron a fini par le savoir. La picole, les notes de frais trafiquées… Oui ! Oui ! J’ai bien réussi !

Dans mes trente ans, après avoir bien profité de ma vie de jeune-homme, je me suis casé avec Solange.

La Solange Goffard, une fille de la ville. Enfin… d’une autre ville ! Son père, Louison, un maçon, nous a retapé une fermette en périphérie de Boursault-neuf-Moutiers. Solange, elle est infirmière ambulante. Sa petite entreprise connaitra pas la crise. Y a qu’à considérer le vieillissement de la population en milieu rural pour comprendre rapidement, quand on n’est pas trop débile, qu’elle aura toujours du boulot.

Ah ! Ca me plait bien qu’elle rapporte sa paie ! Même si elle est moindre que la mienne ! Et d’un sens, c’est mieux ! Faut que l’homme conserve une certaine autorité, malgré toutes les conneries qu’elles peuvent dire ! Y a pas de raison.

C’est sa mère, Jocelyne, la mère de Solange, qui garde notre petit Kevin quand je suis absent et que Solange est en visite ! Ah ! Les grands-mères, ça rend service ! Et à pas cher ! Mais, j’aime pas bien ça non-plus ! Question éducation, la Jocelyne, mémé gaga complète ! Elle avait pas besoin ce ça, elle dont on disait qu’elle avait la cuisse légère… Bref… qu’elle tenait mieux allongée sur son dos qu’une biquette sur ses cornes ! Et puis, quand on considère comme elle a élevé sa fille, ma chère épouse, on est en droit de se poser des questions quand on lui confie Kevin !

Je suis sur la route du Lundi au Vendredi. Le Vendredi, je reviens le plus tôt possible au bercail ! Quatre nuits hors du Tarn-et-Saône. Les hôtels-clapiers en zone industrielle, les pensions de famille poussiéreuses, je connais ! J’y ai même, comme on dit, mes habitudes !

On me connaît ! On me reconnaît ! J’tutoie les gardiens de nuit ! Je rentre le Vendredi après-midi. Un tour chez Vitoline poser mes dossiers et je rentre à Boursault-neuf-Moutiers, charmante bourgade fleurie synthétique.

Chaque semaine, je joue, je fais des paris-manteaux avec moi-même sur la première tête d’abruti connue que je vais rencontrer en arrivant.

- La mère Voignard, dont la rumeur dit que sa propre mère pratiquait des avortements dans le temps ! La faiseuse d’anges ! Du monde joli et propre ! La mère Voignard elle-même qui paraît-il, reçoit quelques retraités désœuvrés bien tard chez elle depuis qu’elle est veuve. Et souvent, elle a la morve au nez ! C’est un signe !

Quand je rentre au bercail, je joue à ça ! A parier sur la tête du premier crétin que je vais rencontrer, ou de la crétine !

- Simon Poilbout, cette andouille notoire !

Payé à rien faire à la Mairie ! A l’état-civil ! On croit rêver ! Alors que son père était collabo ! Oui ! Oui ! Oui ! De source sûre ! Si on le dit ! Y pas de fumée sans feu ! Bon, moi, j’ai pas vécu cette période, mais ça c’est dit qu’il vendait des patates, de la farce fine et de la palette aux chleuhs ! Avec le sourire, sans-doute, comme son fils ! Quoi qu’il arrive dans le monde ou en Tarn-et-Saône, il a le sourire perpétuel ce con-là ! Une manière de lèvre, qui découvre toujours les dents, même aux enterrements… Ca fait bien !

- Tiens, je pourrais rencontrer aussi notre bon curé ! Toujours chez l’un, chez l’autre, à se faire payer des canons, à se faire rincer la dalle qu’il a toujours en pente ! Comme s’il ne pouvait pas rester en son église à prier pour nos âmes puisqu’il est bon qu’à ça !

- Ou l’Olivier ! Le patron du p’tit bar de l’Escale à qui j’ai jamais réussi à refourguer une caisse de Vitoline ! Ouais ! Ruineur ! Destructeur de la santé de nos concitoyens !

- Ou alors not’ Maire, qui fait que des conneries à mon sens ! A mon sens, puisqu’il n’est pas de mon bord ! Y en a forcément qui votent pour lui ! Forcément !

- Comme l’autre enfoiré ! Saleté de sa mère ! Yvon Rebut ! Alors lui, j’peux pas le piffer ! Vous savez pourquoi ? Il dit toujours, toujours du mal des autres ! Et dans leur dos évidemment ! Des mecs comme ça, ça devrait pas exister !