Trois ! Comme un seul homme!

Retranscription du 19 Janvier 2010 de Serge Le Vaillant

Au comptoir, ce soir-là, au comptoir du petit bar de l’Escale, en haut de la côte du Paradis, au Chatelet sur Souilly. Oui ! Exactement ! Le petit bar en haut de la côte ! Le petit bar qui fait aussi bouteilles de gaz, dépôt de pain et de journals !

Baby-foot et internet, horaires des marées, les saints du jour, confession et psychologie approximatives de comptoir, entre autres choses et autres services, y compris de la carte postale rigolote à caractère érotique sans émoustiller pour faire lever le verre d’apéro du beau-frère et enquiquiner la marraine !

Au comptoir, ce soir-là, au comptoir du petit bar de l’Escale, en haut de la côte du Paradis, ils sont trois ! Trois ! Comme un seul homme, et comme j’vous le dis ! L’un d’eux, d’ailleurs, annonce, parole d’honneur, juré, craché sur la tombe de ma mère, qu’elle meure tout de suite : Trois comme… Les trois mousquetaires ! Oui ! Oh ! Ben… Bien sûr ! Si on va par là, y sont quatre, si on compte le patron, l’Olivier ! Mais, il est de l’autre coté du comptoir !

Le pauvre, qui n’a pas quatre bras, et qui n’arrive pas à pondre de la monnaie, ainsi qu’il le clame à chaque instant ! Mais, à tribord du zinc en regardant le sud, bien sûr, ils sont trois ! Trois ! Presque comme d’habitude, dans les tournées générales et celles de rattrapage.

Y a donc le gars Viguier, qui est, comme on dit dans certains cantons du Tarn-et-Saône, une figure !

Une épée ! Faut le voir pour le croire ! Régulièrement, pour ne pas dire toujours en bas de survêtement ! Pas lavé depuis deux ans au moins messieurs-dames ! A peine rasé ! Sinon avec un couteau suisse émoussé ou un opinel qui n’a pas été aiguisé depuis soixante ans au moins ! Et pourtant, on aurait du mal à couper de la saucisse sèche ou du comté affiné trois ans d’âge ! Le gars Viguier, une épée, une figure ! Mais pas lavé depuis trois ans au moins au moins ! Trois ans ! Oui ! Je pense que c’est ça ! Oh ! On a les preuves et les dates ! La dernière fois, c’était pour les zobs secs (en deux mots, comme on dit en Surche…) Pour les obsèques de sa tante Léonie. Une belle veillée mortuaire ! Une belle fête, qui s’était terminée en java ! Ah ! Pour ça, rien à redire ! Rien à reprocher à la famille, qu’avait tout organisé aux petits oignons ! Depuis les sandwichs au pâté de foie, en passant par l’entonnaison, l’entonnage des chansons que Léonie avait bien aimé du temps de son vivant ! Et en repassant par les trois casiers de vermouth à disposition des veilleurs ! Et de l’élixir des goitreux à volonté ! Open-bar ! Open-bar qu’ils appellent ça les jeunes maintenant ! Tiens ! A propos ! C’était une bonne idée d’avoir demandé au petit Tilé, Tilé Bertin, il parait que ça s’écrit intelligemment ‘Tyler’ mais ça se prononce Tilé ! Pour les zobs secs, lui, il nous a fait la disco-mobile !

Ah ! Il nous a mis une ambiance du tonnerre ! Terrible ! Tarzan Bois, Britney Se perd… On s’est régalé ! C’est pas pour dire, mais plus personne n’était triste ! Le gars Viguier ! Une figure, une épée, pas lavé depuis au moins… quatre ans ! Peut-être quatre ans ? Et qui fume comme un pompier ! Pourtant, y sait que c’est pas bon pour lui ni pour les autres ! Albert, de son prénom, célibataire de son état, en bas de survêtement, il ennuie personne, à part avec son tabac, et puis, bien peinard depuis que son père est décédé ! Son père qui jouait au chamboultou comme personne, mais qui pouvait aussi être chiant comme la pluie ! Paix à son âme, comme on dit ! Enfin, faut reconnaître qu’il était quand même pas marrant ! Surtout quand il avait un coup dans l’aile, dans le nez, bref… Quand il était poivre ! Depuis qu’il a passé la canne à pêche à droite, Albert, Bébert il est bien tranquille ! A dépenser l’héritage au petit bar de l’Escale sans s’esquinter, sans se fouler, ni même toucher au budget pour le savon, déodorant ou eau de Cologne !

L’autre, c’est Nestor !

Non ! Non ! Pas Nénesse ! Sinon, ça le confondrait avec Ernest Poilbout ! Le fils à l’ancienne éclusier qu’élève des porcs hors-sol ! Nestor, et pas non plus Totor, parce que là, y pourrait y avoir de la confuse avec Victor Nodal, dont la mère était rebouteuse à façon et qui dansait le boston, et le charleston, comme person ! Non ! Moi, je vous cause de Nestor Marechal ! Nestor qui a 715 amis, 715 amis sur face bock depuis aujourd’hui !

Et c’est pas rien ! 715 amis, y a même Gérard Lenormand et Gilbert Bécaud !

On a essayé de lui expliquer, en le ménageant, car c’est un sensible, et puis nous somme gentleman ! On a essayé de lui expliquer que Gilbert Bécaud, hélas, trois fois, mille fois hélas, il n’était plus des nôtres, et  que d’un sens, il ne peut plus être ami avec Nestor ! Bien sûr, et comme de bien entendu, c’est pas qu’y voudrait pas être ami avec Nestor, Gilbert Bécaud ! Mais… Même s’il a rien contre, il peut pas ! Il peut plus !

715 amis ! Et il nous montre le chiffre sur l’ordi, parce que depuis trois mois, l’Olivier, du petit bar de l’Escale en haut de la côte du Paradis, il fait aussi internet ! Ah… Ca madame, avec les interdictions de fumer, de boire, de peloter le valseur de n’importe qui… Eh ! Tout ça ne facilite pas le commerce! Un bistrot, y peut plus se contenter de n’être que bistrot ! Donc, y propose l’internet, à un euro de l’heure ! Cela étant, c’est pas cher ! Hein ? Tout bien considéré ! Un euro de l’heure pour avoir 715 amis dont Gérard Lenormand et Gilbert Bécaud ! Puis… C’est pas rien ! C’est pas fini ! Car Nestor, y se vante un peu sur face bock ! Et ça attire l’intérêt ! Forcément ! Grâce à l’aide du fils Guilcher, Kevin, Kevin Guilcher, malgré son jeune âge, onze-douze ans il a ! Ah ! Il est fortiche en informatique ! Et c’est lui qui a transféré les vieux films pornos de l’Olivier, qu’étaient en Super 8 ! Le gamin, il les a mis sur le disque dur, et puis il en a fait des DVD ! Et Nestor, auprès de lui, il a appris à mettre des photos de lui, de sa brouette, de son Opel Kadett sur son profil !

Et puis il a appris à informer ses amis de ses occupations ! Sur son mur de Face bock, comme il dit, il écrit :

« J’bois un labrador-mimosa ! »

Ou… Il écrit :

« J’vais faire caca ! »

Et immédiatement, Gilbert Bécaud, et d’autres, commentent !

« A ta santé ! »

« Bon courage ! »

C’est quelque chose ! C’est beau l’amitié virtuelle !

Y avait aussi Fernand ! Fernand Gandon…

Ah ! Lui, c’est une autre affaire ! On n’est plus dans le virtuel ! Hélas, on est dans le réel ! C’est son père qu’est arrivé de Bretagne pour s’installer en Tarn-et-Saône ! Oh ! Ben ! On les a vus débarquer ! Une main devant, une main derrière ! Les femmes en coiffe, tout le monde tirant une charrette avec pas grand-chose dedans, les hommes en espadrilles à lacets croisés le long des mollets ! Du monde joli et propre ! De la morve au nez ! Et qui ne savait pas même signer son nom ! Et pourtant, en dix ans, en dix ans, ils ont fait fortune mon vieux ! Dans le bâtiment ! Ah ! Bah ! Ca, les Bretons, y sont très connus pour ça ! Carrelage, plâtre, charpente, ravalement, devis gratuit ! Ah ! C’est des spécialistes ! Et puis au final, le coup de bambou ! Rapport à des impondérables ! La météo qu’a fait trainer le chantier deux ans de plus ! Et au moment de la facture, y remboursent pas sur les tickets repas ! Hein ? Ils ont fait fortune ! En dix ans ! Malheureusement, et comme par un fait exprès, l’argent ne fait pas toujours le bonheur ! Oh ! Ca arrive ! Ah ! Ben si ! Ah ! Si ! Quand même ! Ca aide ! Ah ! Ben ! Je pense bien ! Y en a qui sont pleins aux as et qui ne s’en plaignent guère ! Ca se voit rarement, tout de même, un gazier qui viendrait au journal de grand-messe de 20 heures déclarer qu’il a trop de pognon, et qu’il veut s’en débarrasser dans les meilleurs délais ! Ou des héritiers, tiens, mais des héritiers de grosses fortunes s’entend ! Pas obligé de payer des droits de succession honteux ! Vous voyez ? Les ceuss’ pour qui on détourne le problème !

« C’est l’outil de travail… C’est le patrimoine familial… C’est classé historique… »

Non ! Moi, je vous cause des pauvres héritiers, des employés, des… Des ouvriers ! Tenus de payer des impôts durant des années pour mériter, hériter ce que leurs parents, grand parents ont économisé sou après sou durant toute leur vie ! Enfin… Bref ! L’argent qui fait pas le bonheur, le fils Gandon, Fernand, il aurait bien donné ses yeux pour pas vivre ce qu’il a vécu ! Et il aurait bien donné tout son héritage avec !

Qu’est ce qu’il s’est passé ? On ne le saura jamais ! Il était ado, à peine, il jouait déjà avec le gars Viguier et avec Nestor !  Ils jouaient sur le chantier du charbonnier, le père Poilbout ! Quelle idée ! Les gamins, y faisaient comme de la luge sur les tas de charbon ! A se dégueulasser les vêtements !

Qu’est ce qu’il s’est passé ? On ne le saura jamais ! Y en a qui disent qu’y aurait eu comme une poche de gaz, comme un coup de grisou ! C’est vrai que le gars Viguier, tout jeunot qu’il était, y fumait déjà ! Y a eu une explosion qu’on a entendu jusqu’à Bazoges sur Surche ! Le gars Viguier et le Nestor, le futur ami à Gilbert Bécaud, y s’en sont bien tiré, mais le fils Gandon, Fernand, une horreur ! Le visage brulé au second degré ! Sans rire ! Particulièrement les paupières qu’on n’a pas pu récupérer, et… Enfin… Tout de même ! Pour qu’il puisse dormir, qu’il échappe aux rayons du soleil et puisse cligner de l’œil aux demoiselles, on y a refait les paupières avec de la peau de prépuce ! Le sien à l’œil gauche et çui de son père qu’était compatible à droite ! Faut le voir pour le croire !

Et tous les trois, toujours ensemble désormais au comptoir ! Toujours ensemble ! Toujours copains, comme rose en foire ! Celui pas lavé depuis au moins cinq ans et qu’a pas arrêté de fumer, et l’autre, ami avec Gérard Lenormand ! Et le troisième ? Avec ses yeux en trou de… J’me comprends !

Et puis quatre, avec l’Olivier, mais lui, il est derrière le comptoir !