Un CAP de shampouineuse ! C’était ça ou rien !
Retranscription du 17 Février 2010 de
Serge Le Vaillant
Il aurait aimé être, il aurait aimé
devenir pilote de ligne !
Ah ! Ben ! C’est pas commun ça ! Pilote
de ligne ! Un jour à Tokyo, un autre à New-York, un autre encore à
Issougny-les-Crémones ! Ah ! Non ! C’est pas commun du tout,
quand même ! Voler ! Voler, c’est quelque chose ! On vit tout de
même une époque formidable ! C’était le grand rêve depuis l’aube de
l’humanité ! Aller par-dessus les nuages, avec les petits zoziaux !
Il aurait aimé être, il aurait aimé
devenir pilote de ligne ! Un peu à la manière de Jean-Paul Belmondo quand
il faisait le con au cinéma ! Avec des mocassins blancs, dans des grands
hôtels, avec de la Raquel Welsh, de l’Ursula Andress, de la Laurence Boccolini,
pas des cageots de bois sec, du sac d’os qui tient pas debout ! En classe
de sixième, on leur avait fait remplir une fiche à lui et à ses camarades non
syndiqués.
Nom, Prénom : Alain Boulard, comme
de bien-entendu !
Profession des parents : Tueur aux
abattoirs
et sexeuse de pintades.
Qu’est ce que ça pouvait leur faire la
profession des parents ? Hein ? Il avait, malgré son jeune âge,
flairé, senti, subodoré l’entourloupe ! Evidemment, ça classait social
direct ! Et à quelle fin ?
Que voulez-vous faire plus tard ? Il
avait répondu : Pilote de ligne !
Il avait écrit ça avec la sensation que
c’était la première étape sérieuse pour accéder à cette profession !
L’écrire, c’était déjà le devenir.
Deux mois plus tard à peine, deux mois
plus tard, le prof de maths évoquait le torchon que représentait la dernière
interro.
« Alain Boulard ! Elève Alain
Boulard, Bouboule comme de juste, crétin patenté, abruti par l’eau de Javel de
la pistoche, âne bâté, fils de communiste notoire, parasite du bulbe rachidien,
zéro pointé ! Rien compris ! Rien retenu de la leçon, absence patente
de toute réflexion, électroencéphalogramme plat ! »
Oui ! Le prof de maths avait dit ça
en classe. Alain Boulard, deux minutes inoubliables dans sa vie, en face de la
blouse grise, et de tous les autres qui ricanaient à gaga, qui riaient, qui
rigolaient… T’en fais pas ! Ils allaient voir, un peu plus tard ! Ils
allaient voir ce qu’ils allaient voir ! Oh ! Non ! Il n’a pas
travaillé d’avantage ! Il n’a pas cravaché pour rattraper son retard.
Pourquoi ? Pour faire plaisir à ce con en blouse grise qui s’était foutu
de lui ? Le prof, le père Rebut ? Rebut, vieille vache !
Imaginez, dans sa blouse grise, annonçant, la bouche en cul-de-poule :
« Elève Boulard, vous m’avez étonné
en bien ! Devoir remarquable ! »
Et passer pour un fayot aux yeux des
autres ? Ouais… Faites excuses, mais on a sa dignité et on a sa
réputation !
Quand il y repense, et ça lui arrive de
temps en temps, il s’est bien marré à l’école ! Hé ! Hé !
Hé ! Ouais ! Pas mal de petites copines, qu’il a séduites, de bons
résultats en athlétisme, particulièrement au lancer du poids !
Champion
inter-cantons ! Et pas mal de réussite au quatre fois cent mètres, avec le
gars Pilorget, alias rouquemoute, avec
Youssouf, que tout le monde appelait Mehmed évidemment et Michel Gadan,
dit Bas-du-cul, dont il fallait toujours rattraper le temps !
Oui !
Il a bien aimé l’école d’un sens ! Il y était respecté ! Surtout
après avoir cassé la gueule du fils Gandon, une grande perche qui jouait au
football et qui marquait des buts du menton !
Pété la gueule deux fois en
récré, avec les autres qui gueulaient autour sur l’air des lampions :
« Du sang ! Du sang ! Du sang ! » Ouais ! Y en a
eu du sang ! La deuxième fois ! Des années plus tard, c'est-à-dire
maintenant, à chaque fois qu’il le rencontre le fils Gandon au petit bar de
l’Escale en haut de la côte du Paradis, à chaque fois que le fils Gandon lui
sourit, laissant apparaître une incisive en biseau, il pense que c’est à lui
qu’il doit cette anomalie dentaire ! Mais il est pas rancunier le fils
Gandon ! Manquerait plus que ça ! Enfin… Ca dépend !
Ouais ! Tout ça est bien beau, mais
c’est pas avec ces bêtises qu’on devient pilote de ligne ! Enfin… Il
parait ! Après l’échec au brevet des collèges, qu’on appelait alors le
BEPC, oui ! ça s’appelait comme-ça avant mais… faut bien que certains
ministres réforment ! Hi ! Hi ! Hi ! Et laissent leur nom
dans l’histoire ! A l’issue du conseil des profs pour l’orientation, le
père Rebut s’est fait une joie de lui annoncer qu’il était recalé pour le
passage en seconde.
Adieu le bac, adieu le pilotage de ligne ! Le père
Rebut a même précisé qu’il était même pas bon pour essayer de tenter un BEP, un
brevet d’études professionnelles ! Il a dit ça dans sa blouse grise le père
Rebut ! Un mec bien, qualifié, puisqu’il corrigeait les épreuves du BEPC
sur le canton et sur la communauté de communes. Il a annoncé ça avant tous les
autres, qui se marraient, ces cons ! Ah ! Il l’oubliera jamais !
Et le père Rebut aussi, à son bureau, jubilait ! Mais, si on lui refusait
pas mal de choses, mais, y a toujours un mais, le conseil des profs, dans sa
haute bienveillance, l’autorisait, ce cher Alain Boulard, âne bâté et crétin
notoire, à tenter un CAP ! Un CAP de… Il a ménagé son effet le père
Rebut ! C’t’enflé ! Un CAP de pilote de ligne ? Ha !
Ha ! Non ! Un CAP de shampouineuse !
C’était ça ou rien !
Un goutte de sueur grosse comme une orange et glacée comme un casse-croute de
pingouin a perlé au bas de sa nuque, avant de défiler le long de sa colonne
vertébrale. Alain Boulard, élève de troisième, songeait soudainement à son
tueur aux abattoirs de père, qui allait être très content ! Et comme tout
fin pédiatre-psychologue allait lui proposer une partie de valse à l’envers,
sans que sa sexeuse de pintades de mère ne s’y oppose !
Il n’est pas devenu pilote de
ligne ! Il aurait pu, sans les maths, sans le père Rebut ! Il aurait
pu être pilote de ligne ! Y a qu’à voir comment y conduit l’Opel
Kadett !
Il aurait bien aimé être pilote de ligne ! Il n’est pas devenu Shampouineuse non-plus ! Il n’est même pas allé en cours. Le lendemain de la valse à l’envers, la tête comme un compteur électrique, des oreilles de veau et les yeux comme des phares en clignotants, il s’est retrouvé arpète payé à coups de pompes où on sait avec Pedro Maçonnerie ! Pedro Maçonnerie !
Le midi, assis près du braséro, avec sa gamelle sur les
genoux, avec du maquereau au vin blanc et de la hure aux lentilles, ça lui a
procuré comme une drôle de sensation ! Et désormais, à la télé, quand il
entend parler de Jet lag, de période d’acclimatation, quand il entend les
politiciens qui nous expliquent la vraie vie, y voit ça d’un certain œil !
Et ça n’a pas duré avec Pedro Maçonnerie ! Pedro Maçonnerie qui estimait
qu’il faisait du travail d’arabe alors justement, Alain ne voulait pas
travailler comme un arabe !
Il a eu d’autres apprentissages !
Aux abattoirs comme TOLPV ! TOLPV : Technicien ouvrier dans le lavage
des pieds de veaux ! Pistonné par son père, ça va de soi ! Ca a fait
des jaloux ! Pensez… Raser, ébouillanter, brosser, récurer des papattes de
veaux !
Ensuite, il a été RDRN ! RDRN : Réalisateur de radio de
nuit ! Le dernier des métiers ! Payé à rien-foutre !
A 17 ans, il était, Alain Boulard,
serveur au Maryland, sur la place Francis Haulmes, au Chatelet-sur-Souilly. Ca
lui allait bien ! Sans uniforme à la façon garçon parisien ! En jean,
sans pull, à la maître Capello ! Y faisait de l’effet surtout à la fille
de la patronne ! La Monique Bertin qu’avait fêté Sainte Catherine une
dizaine d’années déjà ! Oh ! C’est pas les galants qui
manquaient ! Y en avait des listes ! Y en avait des tonnes !
Mais, pour la marida, nada ! Niente ! A croire, selon les
témoignages, que c’était vraiment une revêche ! Pourtant, une belle affaire !
Oh ! J’parle pas d’elle ! 20 mètres de vitrine, bistrot, buraliste,
jeux de crétins à gratter avec l’espoir de devenir riche, civette, un peu de
timbres fiscaux et de la poste, puisqu’avec nos impôts, qui ne cessent de
diminuer comme chacun sait, le gouverne-muche ne peut plus assurer tous les
services publics ! Loto, tac-o-tac, gratter pour trouver les trois télés,
astro-machin, foot-bidule… Ah ! Ca ! Tout ça, ça fonctionne à
merveille ! Mais pour trouver du pain frais, poster une lettre, chercher
des médicaments, une autre paire de manches !
Il a fini par l’épouser la Monique
Civette, la Monique Bertin ! Ses parents ont poussé un soupir de
soulagement ! Enfin un casé, avec un beau métier ! De
serveur-loufiat, il est passé caissier, et bientôt patron-gérant !
Oh ! Oui ! Il a une bonne place ! Deux ans plus tard, après
avoir été réformé du service militaire par protection et piston, oui, ça
arrivait ! Il s’est retrouvé sous-président du comité des fêtes.
Sous-président du comité des fêtes !
La voie royale ! Alain Boulard devenait notable ! La Monique, son
épouse, le poussait dans les ambitions ! P’t’être bien qu’il finirait
maire ? Oh ! Mais, lui, c’était pas son truc ! Gagnant dans un
certain degré de sagesse, il s’est demandé soudainement pourquoi il avait été
le seul à accepter de lui passer l’alliance à la revêche ! Et il a
commencé à réfléchir !
Réfléchir ? Vous pouvez le voir
réfléchir ! Vous pouvez l’entendre réfléchir ! Vous pouvez l’écouter
réfléchir au Maryland, au Chatelet-sur-Souilly, place Francis
Haulmes ! L’Alain Boulard ! Vous en faites pas ! C’est un gars
qu’a vécu ! Si vous tombez bien, vous tomberez un soir de revanche ! Allez-y !
Vous manquerez pas la surprise ! Vous en aurez pour votre argent ! Ce
qu’il aime, lui, c’est quand le père Rebut vient le visiter ! De lui payer
tournée sur tournée, et de lui dire, une fois que l’autre a les yeux qui se
croisent les bras :
« Mais père Rebut ! Vous êtes
un âne bâté ! Un crétin notoire ! Un décervelé du bulbe
rachidien… »